5 novembre, 2024

Réflexions sur la transparence de la vie publique

« Les lois sur la transparence de la vie publique ne peuvent être votées en l’état par le Sénat »

Les deux lois consacrées à la transparence de la vie publique ne peuvent être votées en l’état par notre haute assemblée.

Il serait, en effet, indécent pour le Sénat d’adopter deux textes qui au plan constitutionnel sont inacceptables, dont la rédaction sous une apparente clarté est parfaitement confuse et qui enfin au plan politique contribue à discréditer la classe politique, les parlementaires et les élus locaux, comme les Ministres et les hauts fonctionnaires en faisant peser sur eux une suspicion que les lois statistiques démentent largement.

En vérité, pour un chroniqueur impertinent de l’actualité politique, il ne faudrait qu’un seul article qui remplacerait à lui seul ces deux lois. Cet article unique énoncerait sous la signature du Premier Ministre : « je m’engage à ne proposer à la nomination en qualité de membres du Gouvernement que des candidats dont j’assure personnellement la probité ». Cette défaillance du Président et du Premier Ministre est à l’origine de l’affaire Cahuzac. L’erreur vient de l’homme lui-même et de ceux qui l’ont proposé et nommé. Elle ne vient ni de la classe politique, ni des agents du service public. Pourtant ce sont eux qui sont désignés à l’opprobre par ce texte.

Rappelons que le Code Pénal qui permet en France de larges poursuites a été très rarement mis en œuvre ; contre les personnes visées par ces deux lois. Aucun parlementaire n’a été condamné ces dernières années au titre de la prise illégale d’intérêts dans le cadre de son mandat national, et le rapport 518 de la Commission des lois du Sénat rappelle (p 16) qu’en 2006, 51 condamnations avaient été prononcées, 49 en 2007 et ne concernaient que 19 et 10 élus sur un total de responsables soumis certainement supérieur à 40 000 en tenant compte des élus locaux en charge d’un exécutif ! Or, personne ne peut soupçonner la Justice de mansuétude… il y a peu de faits répréhensibles et tant mieux.

Il est vrai, comme le notait Madame Escoffier, aujourd’hui Ministre délégué, alors Sénateur, que le nombre de poursuites augmente fortement. Mais elles augmentent sans aboutir pour autant parce qu’elles sont de plus en plus animées par la seule malveillance de quelques maniaques. Ce n’est pas propre aux élus : sur la trentaine de patrons du « CAC 40 » poursuivis ces 10 dernières années, 1 ou 2 ont été condamnés, non en raison du laxisme de la Justice mais de par l’inanité des griefs pour tous les autres.

Les procédures judiciaires sont « instrumentalisées » pour servir des objectifs bien extérieurs à la Justice.

De ce point de vue, ces deux textes sont très dangereux :

– Les personnes visées sont a priori suspectes et il leur appartient d’établir leur innocence à la demande de la HATVP (Haute Autorité de Transparence de la Vie Publique)

  • Et si la HATVP avait la main molle, les dénonciateurs sont désormais encouragés à se mettre en mouvement. La loi organise le confort du délateur sans vraiment prévoir sa sanction pour abus et malveillance.

Pour ma part, je juge la loi organique inacceptable en ce qu’elle méconnait le principe fondamental de la séparation des pouvoirs : elle soumet, le législatif a une autorité issue du pouvoir exécutif et de l’autorité judicaire.

Dans le rapport précité de notre Commission des lois, page 78 et suivantes, il est indiqué que la très large majorité des co-rapporteurs a souhaité que la prévention des conflits d’intérêts soit assurée par une autorité déontologique propre à chaque Assemblée. Le regretté Professeur Carcassonne l’exigeait impérativement.

La définition très large du conflit d’intérêt dans le texte de loi ainsi que le pouvoir de sanctionner rapidement et brutalement l’élu qui aurait mal apprécié son patrimoine – dont la définition n’est pas celle de l’ISF – fait peser sur tous les parlementaires une menace à la disposition de personnes qui ignorent tout de la vie des élus et des professionnels privés et qui n’ont d’autre légitimité que la cooptation par leurs pairs ou le choix par le Président de la République en ce qui concerne le Patron de la HATVP.

Je rappelle que la déontologie, très forte et très structurée dans de très grandes professions (avocats, médecins, notaires, experts comptables) est toujours organisée par les professionnels eux-mêmes.

Si les faits sont délictuels et seulement dans ce cas, la déontologie s’efface devant le pénal. Ce que nous propose la loi est doublement dangereux :

  • Elle soumet l’appréciation de la déontologie à des personnes qui n’ont jamais exercé de mandats et qui en ignorent tout.
  • Elle transforme en délit pénal ce qui sera le plus souvent qu’une atteinte à la déontologie.

En un mot, la HATVP est aussi compétente pour établir et donc vérifier la déontologie des parlementaires que le serait le Syndicat National des Professeurs de Lettres Classiques pour évaluer et juger les comportements des Médecins.

Il est à craindre que des rivalités corporatives – qui n’existent pas entre médecins et hellénistes – surgissent : les parlementaires font la loi, les magistrats établissent la jurisprudence ; ce partage n’est pas sans rivalité et les décisions des uns concernant la vie professionnelle des autres me paraît constituer un conflit d’intérêt permanent ! La Révolution y avait mis fin. Nous y renonçons aujourd’hui.

Cette loi serait en l’état d’une application impossible de toutes les façons.

D’abord, parce que le conflit d’intérêt y est défini sans précision. Aussi générale cette définition laisse planer une suspicion permanente. Il faudrait pour le moins revenir à la définition du Sénat (rapport 518) et aux textes explicatifs qui accompagnent cette définition.

En effet, la loi voté par l’Assemblée Nationale édicte comme conflit d’intérêt : « Toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à compromettre ou paraître compromettre l’exercice indépendant impartial et objectif d’une fonction ».

En lisant ce 1er paragraphe de l’Article 2 du Projet de Loi Ordinaire, j’ai poussé un « ouf » de soulagement : enfin le Gouvernement s’attaque aux magistrats auteurs ou complices du célèbre « Mur des Cons ». L’exercice indépendant, impartial et objectif de la Justice, me paraissant inaccessible aux magistrats co-auteurs ou complices de cette bêtise, je les pensais visés par cet article. Il semblerait que non :

  • Sont visés ceux qui par leur vie professionnelle, leur patrimoine, leurs relations personnelles ou celles de leurs proches, pourraient avoir un intérêt à ce qu’un texte – voter un texte est notre seul pouvoir de parlementaire – soit orienté dans un sens favorable à l’intérêt de l’un des membres de cette nébuleuse.
  • Le rapport 518, dans sa proposition n° 1 page 5, lui donne du conflit d’intérêt une définition qui me paraît plus adaptée à la spécificité de la situation des parlementaires. Je rappelle avec force la liberté des parlementaires d’avoir des opinions et en contre partie le droit des parlementaires à défendre ces opinions sans que l’on puisse leur reprocher dans un texte général qui vise une vaste catégorie de personnes de la faire parce qu’ils sont actionnaires, clients ou fournisseurs d’un agent économique, d’une collectivité ou d’une association qui en bénéficieraient.

Ainsi en fait, l’article 2 de la loi ouvre pour les parlementaires, sous couvert de conflit d’intérêt, le délit d’opinion. Il ouvre aussi – mais c’est un autre sujet – des procès innombrables en suspicion pour tous les Ministres, élus locaux ou chargés d’une mission de service public.

A cet instant, si le Gouvernement veut paralyser l’action de l’Etat dont il a la charge et des Collectivités locales dont il a la tutelle, qu’il le décide, mais je ne lui conseillerais pas.

En revanche, pour les parlementaires c’est bien le délit d’opinion qui s’organise, avec le relais des délateurs dont elle organise un statut protecteur par son article 17.

Il suffira, dans la nébuleuse des personnes qui entourent l’élu, de déceler celle qui peut en effet avoir un intérêt personnel à faire réussir ou échouer un texte pour établir que le vote du parlementaire a été soumis à un conflit d’intérêt. En l’absence de la rédaction du Sénat, le vote d’un parlementaire, actionnaire minoritaire d’une entreprise, ou dont les enfants sont agriculteurs ou artisans, en matière fiscale (amortissement, charges déductibles ou non) apparaîtra comme un intérêt personnel. Que dire à terme d’un projet d’équipement qui va développer le territoire dont il a la charge !

Certains aiment expliquer par l’existence d’un complot les choix politiques. Aussi, nous ne sommes pas à l’abri demain de la prolifération de dénonciations fantaisistes. Elles seront évaluées par des juges sans expérience du Parlement. Mais ces juges ne sont pas sans méfiance de ce qu’ils croient être le clientélisme quand il s’agit en fait de la représentation de la France dans sa diversité.

Parlons enfin des incompatibilités professionnelles prévues à l’Article 2.

Le cœur du dispositif, qui change la nature même de la carrière parlementaire et qui pour cette seule raison mériterait plus de recul et de réflexion en est le paragraphe 13 de l’article 2 :

– Il est désormais interdit à tout parlementaire de commencer à exercer une activité professionnelle qui n’était pas la sienne avant le début de son mandat

  • Il est interdit à tout parlementaire d’exercer une fonction de conseil sauf s’il exerçait déjà cette fonction avant son élection et seulement dans le cadre d’une profession règlementée.

Ces deux paragraphes sont les « enfants de l’actualité » immédiate, mais leur adoption méconnaîtrait gravement le droit des élus d’exister avant, pendant et après leur mandat.

Le Gouvernement devrait accepter l’idée simple que tous les élus ne sont pas fonctionnaires, et qu’ils n’ont pas tous vocation – soit qu’ils le décident, soit que les électeurs le décident à leur place – à siéger toute leur vie au Parlement.

Pour ceux qui ont une activité privée avant leur élection, ils peuvent la garder, sous réserve d’accepter d’être exposés à la suspicion permanente du conflit d’intérêts. Ils s’exposent aussi à l’obligation de publier des rémunérations qui n’ont pourtant rien à voir avec l’argent public. Enfin, ils ne pourront plus changer de métier, même si l’âge ou l’expérience les conduirait normalement à évoluer.

S’ils exercent une fonction de conseil, ils doivent y renoncer. Pour les salariés du privé, si rares, c’est un vrai problème. La souplesse de ce statut permet parfois aux salariés du privé de garder un lien avec leur employeur sans subir les contraintes propres au salarié, obligé à des horaires et une disponibilité, impossibles pour un Parlementaire. On peut tout interdire, mais que l’on ne s’étonne plus alors de ne pas avoir de représentants du secteur salarié privé au Parlement.

Avec ces deux paragraphes soit l’on exclut le privé, soit l’on condamne le parlementaire venu du privé à la précarité absolue, en le privant de tout compromis lui permettant d’exercer un mandat sans ruiner son avenir professionnel.

Seul l’entrepreneur propriétaire pourra garder son activité, à condition de ne pas acheter ou de ne pas vendre son entreprise, car il n’aura plus le droit de commencer une nouvelle activité.

Je sais que les comparaisons internationales donnent des cas d’exclusivité parlementaire, les Etats Unis, par exemple. Mais c’est une démocratie où le Parlement n’est pas soumis à l’exécutif – régime présidentiel vrai, assurant la séparation des pouvoirs – et où chaque Sénateur, pour ce qui est des Etats Unis, représente en moyenne 18 fois plus d’habitants que nous et d’ailleurs bénéficie d’un salaire triple et d’équipes de travail quintuple !

Sous la 5ème République et avec le quinquennat, le Parlement n’est plus la source du pouvoir. Si vous lui interdisez de représenter le monde des activités privées, il reposera sur le seul vivier des appareils politiques, des administrations et des retraités. La diversité n’y gagnera rien. La représentativité des forces qui font bouger le pays encore moins.

L’esprit de réforme ne peut appartenir à ceux qui, dans leur très grande majorité, seront issus du secteur public ou partisan. Et s’ils n’en sont pas issus, ils devront abandonner le socle de leur indépendance qui est en général ou une responsabilité locale forte ou une vraie réussite professionnelle. Ces deux socles lui seront interdits.

La République n’a pas à sacrifier l’indépendance des Parlementaires sur l’autel de la faute Cahuzac qui est tout sauf la leur.

 

Quelques principes de base pour la Transparence :

1 – Rappeler que seule l’infraction, le délit ou le crime, constaté et jugé, remet en cause la présomption d’innocence. Comme tous citoyens le parlementaire doit bénéficier de ce principe et il ne peut accepter le principe de suspicion.

2 – Une déontologie forte, transparente et adaptée en permanence est à la fois un devoir et un atout pour les parlementaires. Comme toutes les déontologies, elle est définie pour chacun des corps concernés. La déontologie se distingue du droit pénal qui lui est universel, qui s’applique à tous sans considération de statuts.

3 – Qu’il appartient ainsi à chacune des deux Assemblées de construire son code de déontologie et de le faire vivre, dans une publicité de bon aloi.

4 – L’indépendance du Parlement est une garantie pour les citoyens dont les élus doivent être protégés du débordement du pouvoir exécutif et judiciaire. C’est par respect pour leurs électeurs que les parlementaires ne peuvent être soumis à l’autorité d’une Commission Administrative issue de l’exécutif et de l’autorité judiciaire.

5 – Pour ces raisons, les problèmes soulevés par l’exercice quotidien du mandat de parlementaires doivent être traités selon les règles des Codes de Déontologie de chaque Assemblée. Ces textes doivent être accessibles à tous et connus des candidats aux élections. Conformément aux principes généraux du droit, ils ne peuvent être rétroactifs. Sur la base du droit existant, les électeurs ont choisi des représentants. Ce sont leurs élus et ne peuvent en être privé avant les délais légaux.

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